Quand la Deutsche Bahn déraille, faut-il craindre pour le rail français ?
Longtemps réputée pour sa fiabilité, la compagnie ferroviaire allemande Deustche Bahn connaît une crise historique : infrastructures obsolètes, ponctualité en chute libre, trains supprimés… Jamais nos voisins germaniques n’avaient connu une telle situation. La France doit elle aussi faire face à des défis similaires. Sommes-nous en train d’emprunter la même voie ?
Cet été, peut-être avez-vous pris le train en Allemagne pour vos vacances. Ou peut-être empruntez-vous le TGV reliant Paris à Strasbourg, qui accuse parfois jusqu’à 6 heures de retard ? Dans ces cas, il est probable que vous ayez subi des perturbations durant votre voyage sur le réseau de la Deutsche Bahn (DB), l’équivalent germanique de la SNCF.
L’Allemagne a beau disposer du plus important réseau européen avec 34 000 kilomètres de voies ferrées, la situation n’en est pas moins alarmante. « La Deutsche Bahn traverse sa plus grande crise depuis 30 ans », reconnaît sans détour le PDG de l’entreprise, Richard Lutz. L’homme est le premier à faire les frais de cette dégradation de service. Le 14 août, le ministre des Transports a fait connaître son intention de le limoger avant la fin de son contrat, évoquant une “situation dramatique”.
En effet, entre l’arrivée de M. Lutz en 2017 et son départ, la Deutsche Bahn a connu certaines de ses pires performances : la ponctualité des trains longue distance est tombée de 78,5 % à seulement 62,5 % en 2024, son plus bas niveau depuis la réforme ferroviaire qui a suivi la réunification. Le ministre allemand des Transports a annoncé, le lundi 22 septembre 2025, la nomination de Evelyn Palla pour le remplacer.
Que se passe-t-il chez nos voisins germaniques ? Pour le comprendre, il faut remonter trois décennies en arrière, dans le contexte de la réunification des deux Allemagnes.
La réunification des deux Allemagne, racine de la crise actuelle
À l’Est, le réseau est alors vétuste. À l’Ouest, il est surendetté. La réforme ferroviaire du rail allemand de 1994 assainit la situation financière – l’État fédéral éponge la dette colossale accumulée jusque-là (plus de 30 milliards d’euros de dettes) – et créée la DB. Son capital est détenu à 100 % par l’État. Il s’agit donc d’une entreprise publique dont le fonctionnement est calqué sur celui du secteur privé.
Mais quête de rentabilité et service public ne vont pas forcément de pair. D’un côté, les infrastructures ferroviaires ont été modernisées et le taux de ponctualité atteint 90 % dans les années 2000. Mais de l’autre, 5 400 kilomètres de ligne ont été fermés – soit un sixième du réseau – et une sombre histoire d’espionnage de salariés a fait couler beaucoup d’encre.
Parallèlement à cela, la réduction des coûts de maintenance et de personnel provoque des problèmes en cascade : les pannes se multiplient, au même titre que les retards et les annulations de trains.
L’État prévoyait de se désengager progressivement de la DB avec la privatisation au moins partielle comme objectif. Mais la crise financière de 2008 est venue interrompre ce processus. Pour ne rien arranger, les problèmes techniques s’accumulent. En 2009, la moitié des trains est supprimée en raison de leur vétusté. La DB doit verser des indemnités à l’État. Au même moment, Rüdiger Grube — ancien président du conseil d’administration du groupe aéronautique et spatial EADS — est nommé PDG de l’entreprise.
Infrastructures vétustes et ponctualité en chute libre
Cette crise n’est donc pas nouvelle, mais elle ne cesse de s’aggraver. En 2015, le plan Avenir du rail promettait déjà d’assainir la situation. Il n’aura pas été suffisant.
L’Allemagne, jadis réputée pour sa ponctualité, n’a eu que 62,5 % de ses trains longue distance à l’heure en 2024, soit une baisse de 1,5 % par rapport à 2023. Et c’est sans compter sur les nombreuses annulations et pannes, en forte hausse en raison de l’absence d’actions préventives et de solutions de remplacement. Pour améliorer les statistiques, il est d’ailleurs devenu plus commode de supprimer certaines circulations que de les déclarer en retard.
Le ministre fédéral des transports Patrick Schnieder (CDU) a fixé des objectifs forts en matière de ponctualité pour le trafic longue distance. D’ici fin 2029, elle devra atteindre au moins 70 %. L’objectif précédent prévoyait déjà ce taux pour 2026.
Fabian318, CC BY-SA
La direction de la DB met en avant la vétusté des infrastructures ferroviaires pour expliquer ces aléas. Cela n’est pas sans conséquence sur les pays voisins. Outre les difficultés rencontrées par les voyageurs du TGV Paris-Strasbourg, les chemins de fer fédéraux (CFF) suisses refusent désormais dans leurs gares tous les trains allemands ayant plus de 15 minutes de retard afin de maintenir leur légendaire ponctualité. Un système de navette géré par les CFF est alors mis en place.
Aide du fédéral et cure d’austérité
Sans surprise, les comptes de la DB ne sont pas bons. En 2024, l’entreprise a enregistré une perte de 1,8 milliard d’euros. Une amélioration d’un milliard d’euros par rapport à 2023 qui vient tout de même alimenter une conséquente dette de 32,6 milliards d’euros.
Seule note d’espoir, la fréquentation – principale source de revenus de la compagnie – a augmenté de 5,9 % l’an passé sur les trains régionaux. Cela s’explique en partie par le succès du Deutschlandticket qui permet de voyager en illimité sur ce réseau pour 58€ par mois. Le fret, quant à lui, recule de 3,2 %.
Face à l’ampleur du problème, la planche de salut ne peut venir que de l’État fédéral. Cela tombe bien. Un plan d’investissement national pour les transports de 500 milliards d’euros sur 12 ans vient d’être adopté par le parlement allemand.
D’ici à 2027, 45 milliards d’euros seront dédiés aux infrastructures ferroviaires, via un fonds notamment alimenté par une taxe sur les poids lourds. Nous restons cependant encore loin des 150 milliards d’investissements nécessaires estimés par l’actuel PDG de la DB.
L’entreprise a elle aussi décidé de faire sa part. Tout d’abord en recentrant ses activités sur le ferroviaire. En septembre dernier, elle a cédé pour 14,3 milliards d’euros le géant de la logistique Schenker. Il en a été de même pour l’entreprise européenne de transport public DB Arriva, marquant ainsi un coup d’arrêt à son internalisation.
En interne, 10 000 postes — essentiellement administratifs — devraient être supprimés d’ici 3 ans. Une filiale non lucrative intitulée DB InfraGO a également vu le jour pour moderniser le réseau ferroviaire et les gares. En 2024, durant sa première année de fonctionnement, 18,2 milliards d’euros ont été investis. Pour la première fois, le vieillissement des installations a pu être arrêté.
Une modernisation à marche forcée
Le bond est spectaculaire. L’Allemagne est passée de 115 euros par habitant dépensés en 2023 pour l’investissement dans le ferroviaire à 198 euros en 2024. Dans le même temps, la France a progressé de 51 euros par habitant à… 65 euros.
Et cela n’est sans doute qu’un début. Il y a quelques mois, la DB a adopté un vaste plan de rénovation des rails, des gares et des ponts. Il faut dire que le défi est immense, à une époque où le train doit lui aussi faire face aux conséquences de plus en plus importantes du changement climatique.
L’accident mortel survenu le 27 juillet dernier sur une petite ligne régionale du Bade-Wurtemberg, causé par un glissement de terrain, l’a tragiquement rappelé.
La France, prochaine sur la liste ?
La situation du ferroviaire allemand fait réagir dans de nombreux pays européens. À commencer par notre pays. Le PDG de la SNCF Jean-Pierre Farandou a d’ailleurs déclaré que la France pourrait suivre la même trajectoire si aucun moyen financier supplémentaire n’était alloué.
Certains indicateurs tricolores sont particulièrement inquiétants. C’est le cas par exemple de l’âge moyen de notre réseau ferré qui est âgé de 30 ans, contre 17 ans chez nos voisins germaniques. Cette situation est le fruit de choix politiques court-termistes qui ont conduit à prioriser le tout-TGV au détriment des lignes dites de “desserte fine du territoire”.
Des petites lignes qui – aujourd’hui encore – continuent de fermer, à rebours des injonctions climatiques à accélérer le report modal vers le ferroviaire et les autres solutions de mobilité bas carbone. Le 31 août dernier et après cent quarante-trois ans d’activité, la gare de Felletin accueillait son dernier TER en raison de la « suspension » de la ligne qui reliait la commune creusoise à son chef-lieu, Guéret. Une décision aussi forte que symbolique qui illustre concrètement le recul des services publics en milieu rural, nourrissant un sentiment d’abandon auprès de la population locale.
Parviendrons-nous à mettre fin à cette dynamique mortifère pour notre réseau ferré et notre territoire ? Avec un bénéfice record de 1,6 milliard d’euros en 2024 et une fréquentation en hausse pour la SNCF, il est encore temps d’agir. La réponse dépendra grandement des orientations décidées par la puissance publique.
Dans ses conclusions, la conférence de financement sur l’avenir des mobilités « Ambition France Transports » indique prévoir d’ajouter annuellement 1,5 milliard d’euros à compter de 2028 en faveur du ferroviaire. Un premier pas vers la bonne direction, mais qui doit en appeler d’autres si nous voulons éviter un scénario à l’allemande.
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Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.